Musique
Ma musique est une méta-musique, en ce sens qu'elle pose des questions ontologiques, et vise, à travers la production d'un « choc ontologique », à faire entrer l'auditeur lui-même dans une autoréflexion. Je cherche à produire des affects particuliers, ainsi qu'un effet de présence, de distanciation ou d'étrangeté, dévoilant la dépendance de l’œuvre à son contexte et favorisant la réflexion sur le contenu musical lui-même et la curiosité. Dans la lignée de Mauricio Kagel, Frank Zappa et John Zorn, c'est une critique institutionnelle qui, à travers l'humour au second degré, traverse l'informatique musicale, le jazz et la musique concrète instrumentale dans une « continuité conceptuelle » qu'il m'importe d'établir. C'est ainsi que je me permets de faire grand usage d'éléments non musicaux (y compris des outils, des sons naturels, etc.), afin d'obtenir des effets affectifs ou conceptuels particuliers. En plus d'une manière de me rendre audible et de m'expliquer, c'est l'occasion de métamorphoser l'auditeur, de l'inciter à agir, de s'ouvrir à l'autre.
Sommaire
Contexte
Deux domaines majeurs, qui occupent ensemble plus de la moitié de mon catalogue, sont privilégiés dans ma production musicale : le jazz et la musique contemporaine. Ma musique est ancrée dans ces deux traditions qui, pour moi, relèvent essentiellement de deux logiques d'émission et de réception. Mon choix du jazz comme l'un de mes langages musicaux n'est pas accidentel : j'ai d'abord joué de la batterie à l'âge de trois ans. Ma relation avec la musique est fortement orientée vers l'improvisation instrumentale. Le jazz est aussi un langage de contradiction. La musique contemporaine a également joué un rôle important dans mon développement artistique. La question de l'efficacité et des raisons des effets recherchés m'a amenée à créer des œuvres qui, comme les œuvres instrumentales de la première partie de mon parcours, ne sont pas immédiatement accessibles, mais plutôt médiatement.
Souvent exploratoires en ce qu'elles défient les frontières entre formes ou techniques musicales, en repoussant les limites du style mes œuvres cherchent à subvertir la situation esthétique actuelle, à protester contre les limitations auxquelles la musique est soumise dans la société. Ainsi, certains styles et techniques musicaux sont combinés de manière nouvelle ou apparaissent ensembles pour la première fois, de sorte que mon langage musical est rarement le reflet exact d'un style ou d'une école musical en particulier. Mes compositions musicales sont ainsi, dans une certaines mesure, des reflets des conditions de leur propre production, qui expriment ma compréhension de ce qu'il m'est possible de réaliser efficacement en réponse à l'ambition qui les motivent. Techniques étendues, improvisation, variation de processus, rupture dans la continuité de l'œuvre musicale, interviennent alors dans mes œuvres comme moyens efficaces de produire un effet de distanciation.
- Mes premières compositions pour ensemble rappellent les collages musicaux de Frank Zappa, et témoigne d'une esthétique du faux-raccord et du pastiche (Rudiments, 2005-2007). Une grande partie ce travail repose sur le jeu associatif entre éléments musicaux.
- Accord pour n'importe(s) quel(s) instrument(s) (2008) est plus conceptuel, plus proche de Fluxus et de la musique spectrale. C'est l'accord de l'instrument qui est musicalisé. J'aime utiliser le mot « spectral » en me référant à cette œuvre, car il rappelle l'utilisation que fait Giacinto Scelsi de « l'entre-deux ». Contrairement à ce qui se passe lorsque que les notes sont finies et stables, ayant des hauteurs définies, le timbre de l'instrument est vague et brumeux, comme si l'instrument n'était que son propre spectre.
- Dans Ouvertures et fermetures (2009- ), j'explore la thématique du parergon (à ce sujet, je renvoie à mon inachevé La vérité en musique (2021- ). Le cycle comprend Applaudissements pour auditeur (2009) et Grand finale pour orchestre (2021). Qu'est-ce qu'une œuvre musicale ayant plusieurs ouvertures et finales ? Une œuvre musicale qui passe par plusieurs états d'achèvement, plusieurs états d'inachèvement, plusieurs mutations, plusieurs morts et plusieurs vies. C'est un doppelgänger.
- Dans Matériaux et outils (2012-2015), l'ouvrier (charpentier, plombier, électricien) agit en musicien, tandis que la manipulation des matériaux et des outils servent à construire l'œuvre musicale. L'exploration du son dans sa dimension phénoménologique et la manière dont il est généré fait de cette œuvre de la musique concrète instrumentale au sens le plus littéral du terme. En poussant le genre à son extrême, cette œuvre aborde à la fois la matérialisation de la musique et la musicalisation de la matière. L'indécidabilité des aspects musicaux eux-mêmes fait que le spectateur est laissé dans un état d'incertitude : est-ce que cette musique, est-ce du bruit, est-ce les deux, ni l'un ni l'autre ou quelque chose autre ? La transsubstantiation du matériau et des outils est similaire à ce que John Cage opère dans ses Constructions.
- Catalogue de téléphones (2013) pour percussions à sons déterminés est une série de transpositions minimalistes pour xylophone, métallophone, marimba, vibraphone, etc., de sonneries téléphoniques de différents pays. L'idée de cataloguer différentes sonneries, mais de les faire jouer par des instruments de l'orchestre, implique la focalisation sur les dimensions du son, sur la sensation somatique de l'ouïe et sur la mémoire qu'elles déclenchent.
- Catalogue de blues (2021- ) est un cycle de contrafacta de blues qui dialectise le genre et la recontextualisation de son esprit originel dans le contexte de la musique contemporaine (Blues pour Igor, Blues pour Henry, Blues pour Olivier, Blues pour Pierre, sur le fragment suivant d'une série de Boulez : fa – si – do – sol – si b – la b – mi b – mi, Blues pour György, Blues pour Karlheinz, dont l'arrangement comporte, bien sûr, des sons d'hélicoptères, Blues pour Philip, Blues pour Steve, Blues pour Arvo et Blues pour Frank). Par exemple, Blues for Pierre est la rencontre entre chicago blues et sérialisme, tandis que le Blues pour Arvo mélange la nouvelle simplicité avec le Delta Blues, notamment à travers l'usage stéréotypé du bottleneck. La recherche de techniques idiosyncratiques à utiliser est une partie importante du travail : j'utilise, ou ai utilisé, un large éventail de méthodes et de moyens, allant du glissando et du cluster, à l'utilisation de gammes non occidentales, en passant par les techniques dodécaphonismes et du sérialisme. On y retrouve aussi des mesures asymétriques, des cris d'animaux, de l'aléatoire. Malgré la radicalité de ces procédés musicaux, je tente d'embrasser l'esthétique du bluesman, en particulier, la tradition d'auto-mythologie et de poétisation du vécue qui l'entoure.
- Computer Jazz (2021- ), dans ce cycle, j'utilise des algorithmes pour composer des mélodies complexes basées sur des grilles harmoniques. Le système utilisé est basé sur l'analyse de l'harmonie d'une série d'accords donnée. Ce sont ces analyses harmoniques numériques qui sont utilisées comme « base d'information » pour la génération des mélodies. Le système d'analyse est basé sur les théories de la géométrie projective, qui étudie les relations entre les espaces (espaces projectifs) et en particulier les « cartes » qui peuvent être construites sur eux. La grille harmonique devient une carte permettant de trouver des chemins entre différentes destinations[1].
- Symphonies inachevées (2021- ) : il s'agit d'un cycle de symphonies volontairement lacunaires.
Ce corpus témoigne d'une recherche de la maximisation des effets à partir d'un minimum de ressource. Il montre que, bien que je sois attiré par la musique populaire, il m'importe d'échapper à la banalité de la culture de masse. De sorte, la musique populaire est informée par la musique savante et vice versa. Par exemple, j'aime jouer avec le contraste entre la simplicité et l'austérité d'un minimalisme radical et le système complexe de références que l'on retrouve dans le jazz. J'ai une tendance au métalangage et m'intéresse aux transgressions artistiques. C’est l’écart qui semble caractériser mes compositions. Par celles-ci je cherche à produire un effet de distanciation, révélant la dépendance de l'œuvre à son contexte. Mon attirance pour l'esprit de renouveau, d'innovation et d'appropriation, et à l'organiser et la systématiser de la masse de matériel que je collectionne, me pousse vers l'exploration des différents potentiels de la technologie numérique. C’est l’écart qui semble caractériser mes compositions. Par celles-ci je cherche à produire un effet de distanciation, révélant la dépendance de l'œuvre à son contexte.
Cadre artistique
Pour être comprises, mes œuvres musicales nécessitent, en plus de leur contexte particulier de production, celui plus large de l'histoire de la musique, surtout celle de la période la plus récente. Si on les aborde sans cette connaissance contextuelle, elles pourront paraître froides, incompréhensibles et même absurdes. Car réflexives, voire autoréflexives, elles répondent à des questions concernant le processus de composition lui-même et à la recherche d'effets particuliers. Car en plus de contenir de nombreuses références à mon travail antérieur, mes œuvres contiennent des références à l'histoire de la musique.
L'étude de l'histoire de la musique est, pour moi, l'occasion d'apprendre de nouvelles manières efficaces de composer. L'évolution des techniques de composition, comme les modes mélodiques, les séries, les microtons, l'hétérophonie, la micropolyphonie, les modes rythmiques, la polyrythmie, la polymétrie et les formes continues, itératives et sectionnelles, m'intéressent en tant qu'éléments qui conditionnent les possibilité de l'expression musicale.
J'énumérerai donc les compositeurs qui m'ont le plus influencé et ce que je retiens grosso modo de chacun d'eux.
- Henry Cowell : son utilisation de techniques innovantes, notamment les clusters. Ceux-ci créent un effet de grande amplitude sonore et d'immensité, de lourdeur et de gravité. Tandis que chez Ornstein les clusters servaient de dispositifs harmoniques pratiques, ils servent chez Cowell à engendrer des effets intégraux, extensifs, voire programmatiques. On les retrouve déjà dans Adventures in Harmony (1913), puis dans Dynamic Motion (1916) et The Tides of Manaunaun (1917). J'utilise la technique des clusters dans certaines de mes œuvres pour situer ma musique dans le contexte du discours musical contemporain. Ces clusters peuvent signifier l'avant-garde ou transmettre directement des idées musicales.
- Edgard Varèse : sa conception de la musique en tant que son organisé, et son intention d'organiser le son en tant que musique par l'utilisation du rythme et le timbre constituent une rupture radicale avec le passé. Le centre autour duquel tourne son œuvre est la dimension timbrale. La maîtrise des capacités élémentaires de la couleur sonore, ainsi que l'utilisation inventive des harmoniques et des multiples des intervalles de base, sont peut-être les prérogatives techniques les plus importantes de sa musique alchimique et pseudo-scientifique. L'utilisation de l'espace comme paramètre musical en est un facteur important. Il convient de noter qu'il a fait un usage remarquable de la sirène. C'est Ionisation, pour 13 percussionnistes (1929), qui m'a marqué le plus profondément, en m'amenant à percevoir le timbre comme un paramètre capable d'enrichir l'expression musicale et d'avoir une signification artistique.
- Olivier Messiaen : la majestuosité et l'élasticité de son orchestration et ses transcriptions pour orchestre de chants d'oiseau, son utilisation de la pédale rythmique, ostinato qui se répète indépendamment des autres rythmes adjacents, et de la polymodalité, nous rapprochent de l'expérience religieuse. Les thèmes cycliques que l'on retrouve dans sa Turangalîla-Symphonie ont eu un grand effet sur moi. C'est la preuve de la puissance d'une musique conçue comme traduction des impressions et des états d'âme. La musique de Messiaen est un exemple de transmission empathique.
- Iannis Xenakis : la mathématisation du processus compositionnel, la mathématisation du processus de composition, les textures rigoureusement et systématiquement organisées par la stochastique ouvre la voie à une nouvelle approche de la composition musicale qui n'est pas honteuse de se servir des capacités offertes par l'informatique musicale.
- John Cage : la technique du « piano préparé » dès 1938 et l'incorporation de sons ambiants et de bruits comme éléments de composition sont deux autres étapes majeures dans la libération du son musical. Le piano préparé consiste à utiliser divers objets comme des débris métalliques, du papier de verre, etc. pour que les cordes du piano produisent un son différent, inhabituel.
- Mauricio Kagel : le jeu sur la ligne entre musique et non-musique. La mise en valeur d'incapacités instrumentales. Il est connu pour le caractère subversif de son théâtre instrumental. Tandis que dans l'opéra c'est le drame qui guide la musique, c'est le contraire chez Kagel : l'intrigue est subordonnée à la musique. L'action théâtrale est légitimé par sa musicalité.
- Alfred Schnittke : son polystylisme est la rencontre fortuite de différents styles musicaux, le choc de différents idiomes musicaux, la rupture des périodes historiques et l'exploration des frontières de la musique. Les anachronismes historiques et stylistiques de sa musique font référence au passé non pas tel qu'il était mais tel qu'il devient.
- Frank Zappa : le mélange des styles et son exploration de la densité statistique de ses mélodies. Zappa utilise des éléments de musique traditionnelle et folklorique, de musique d'avant-garde et de musique classique moderne sans transition. Il a écrit des pièces dans pratiquement tous les styles musicaux, du reggae à la musique répétitive en passant par le rap. Il a souvent utilisé l'exagération pour parodier la musique de son époque, notamment le rock progressif.
- John Zorn : les faux-raccords musicaux et le mélange entre high et low. À travers diverses techniques empruntées à la musique expérimentale, il cherche à dérouter l'auditeur, à le déstabiliser. Par exemple, le collage d'éléments musicaux contradictoires issus de nombreuses périodes et styles musicaux disparates lui permet de sans cesse déjouer les attentes stylistiques d'un public habitué à des catégories génériques définies par l'industrie musicale.
Ces compositeurs proposent un ensemble de techniques qui permettent de produire des œuvres complexes avec une incroyable efficacité. Ces techniques ont contribué au processus d'intellectualisation de la musique. Le XXe siècle est d'ailleurs, selon Jacques Ellul, le siècle de l'enjeu de la Technique. L'utilisation de la méthode scientifique, le développement de l'ordinateur et la disponibilité des nouvelles technologies ont permis de soumettre la musique à un processus d'intellectualisation qui a fini par devenir problématique. Deux types d'approches se sont alors affrontées : celle de la musique dure et celle de la musique douce. La musique dure est une musique qui nécessite précision et réflexion logique. La musique douce permet d'échapper à la pensée logique et de perdre le contrôle. Cette dichotomie a néanmoins engendré une grande quantité de musique qui se situe entre les deux pôles, et des compositions qui ne correspondent à aucune des catégories existantes. C'est ainsi que je situe mon travail qui tend vers le « néo-modernisme ».
Références théoriques
Toute mon activité musicale se déroule dans le cadre d'une recherche théorique.
- Theodor W. Adorno : son travail a montré la pertinence esthétique des œuvres d'Arnold Schoenberg et d'Igor Stravinsky.
- Hans Robert Jauss : il est nécessaire de prendre en considération l'évolution de la réception de l'œuvre d'art, le contexte dans lequel elle a été produite et qui a conditionné sa réception, afin de comprendre le sens d'une œuvre d'art.
- Nicolas Slonimsky : il inventorie les combinaisons possibles du matériau mélodique occidental.
Problématique
Tandis que je cherche à être musicalement fluide, c’est-à-dire à pouvoir passer par différents genres musicaux, tout en maintenant une cohérence conceptuelle, se pose la question de la cohérence de mon discours dans diverses classifications musicales. En fait, c'est la musique elle-même, sont statut ontologique, sa relation avec la réalité, les termes par lesquels elle peut être définie, identifiée et reconnue, autrement dit la musicalité et la conventionnalité de la musique, que ma pratique musicale problématise. Il s’agit alors de définir le mouvement musical que j’entends manifester.
Approche
Il existe souvent plusieurs façons de résoudre le même problème. En adoptant un regard critique sur les formes musicales contemporaines, en exploitant les failles de leurs manifestations plus ou moins convenues, j'en viens à privilégier des moyens constitutifs de la technique de mon langage musical dont les divers procédés ont en commun de relever la métamusicalité (le rapport critique que la musique entretient avec elle-même).
- Hétérodynie : l'utilisation de deux ou plusieurs éléments musicaux de manière non synchronisée. Cette technique dérive de celle de Frank Zappa, la xénochronie, qui est l'utilisation d'un temps qui ne coïncide pas avec celui de l'action (par exemple, utilisation de vitesses plus lentes ou plus rapides que celle de l'action).
- Interpolation : le passage d'un état à un autre à travers des étapes.
- Reconversion : utilisation de détritus sonores comme matière d'une œuvre musicale nouvelle. Mais aussi échantillonnage, manipulation de matériaux, de pièces, d'éléments musicaux préexistants afin de créer une nouvelle œuvre ou de transformer le sens d'une œuvre ancienne.
- Translation : déplacer, détourner. C'est l'une de mes stratégies favorites. Ce déplacement peut s'opérer par mathématisation, c'est-à-dire par la transformation d'un système de symboles mathématiques en un système musical et vice versa. Il s'agit alors de concrétiser des structures ou schémas mathématiques susceptibles de produire des effets affectifs et conceptuels particuliers.
Mon approche a certainement à voir avec l'autoréflexivité, qui a sans doute émergé de ce que Roland Barthes appelle le « goût de la division » : « les parcelles, les miniatures, les cernes, les précisions brillantes (tel l'effet produit par le haschisch au dire de Baudelaire), la vue des champs, les fenêtres, le haïku, le trait, l'écriture, le fragment, la photographie, la scène à l'italienne, bref, au choix, tout l'articulé du sémanticien ou tout le matériel du fétichiste. Ce goût est décrété progressiste : l'art des classes ascendantes procède par encadrements (Brecht, Diderot, Eisenstein)[2]. »
Notes et références
Bibliographie
- ALAIN, Système des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1963.
- BARTHES, Roland, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1975.